Lisbonne, Rome, Amsterdam… les capitales européennes ont fait le (trop ?) plein de voyageurs pendant les vacances de printemps. Selon l’Organisation mondiale du tourisme, l’Europe attire trois fois plus de touristes que l’année dernière. Si les niveaux ne sont pas encore ceux de 2019, les compagnies aériennes se félicitent de la reprise : Air France­, KLM, par exemple, a passé une commande record de plus de 100 avions auprès d’Airbus. Après deux ans de Covid­19, le secteur du tourisme est-­il prêt à assouvir cette nouvelle soif d’évasion ? Les réponses de Saskia Cousin*, professeure au Sophiapol, de l’Université Paris ­Nanterre.  

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ELLE. Après deux ans de villégiature à l’intérieur de nos frontières, le désir d’évasion est-il revenu ?        

Saskia Cousin. Nous avons toutes et tous besoin de retrouver le plaisir du dépaysement. Mais les destinations qui l’incarnent sont produites par la communication des villes concernées et par les agences en ligne. Il faut donc absolument dissocier le désir de partir de la captation de ce désir par des intérêts privés. Et puis, il y a une dissociation de plus en plus forte entre les secteurs concrets du tourisme (transport, hébergement…) et le capitalisme de plateforme qui génère des flux de touristes pour des séjours concentrés, courts et répétés, sans se soucier de la qualité de leur expérience.                 

ELLE. Voyager est-il devenu un privilège ?  

S.C. Rappelons que voyager pour le plaisir est un luxe que ne peut se permettre qu’une toute petite minorité. Le vrai luxe, ce n’est pas la consommation d’espaces, c’est la jouissance du temps libre. Ce que les Romains nommaient « l’otium », le loisir, opposé au « negotium », le temps occupé. Cela ne demande pas un grand budget, mais implique de parvenir à se détacher des injonctions publicitaires qui nous poussent à collectionner les courts séjours. Ceux qui y parviennent ne sont pas les catégories sociales les plus aisées, au contraire. On l’a vu pendant la pandémie : les vacances qui résistent le mieux sont celles qui sont le moins inféodées aux marchés et qui privilégient les retrouvailles à la suractivité touristique.                 

ELLE. La pandémie a-t-elle profondément changé notre façon de voyager ?                 

S.C. Il est très difficile de s’auto-réguler lorsque l’industrie, les médias, les destinations nous poussent à repartir comme si de rien n’était… jusqu’à la prochaine alerte. Mais quand j’en vois certains se garga­riser du retour des foules touristiques, j’avoue être épouvantée par cette irresponsabilité politique et écologique. Rien n’a donc été appris ? Il est très désagréable de jouer les Cassandre, mais si nous ne menons pas le combat culturel pour dissocier le voyage et le dépaysement des imaginaires de l’international et de l’aérien, nous courons à la catastrophe. Avec l’aide des plus jeunes d’entre nous, bien plus conscients des défis qui nous attendent, il nous faut réinventer le voyage avant qu’il ne devienne définitivement impossible. Ils ont déjà commencé, en privilégiant le dépaysement de proche en proche, à vélo, en train, à pied. Là se trouve le fondement de la liberté – ce qui nous libère sans obérer l’avenir du vivant.                 

* Co-autrice de « Tourisme et pandémie », à lire sur journals.openedition.org/ tourisme/3757