Baroude

«Limbo» filmé avec le oud

Dans son premier long métrage remarquable, Ben Sharrock suit l’errance d’un réfugié syrien demandeur d’asile sur une île écossaise. Une comédie du déracinement qui laisse toute sa place à l’absurde.
par Camille Nevers
publié le 4 mai 2022 à 3h14

Tous les films devraient s’intituler Limbo. C’est-à-dire les limbes, le no man’s land situé entre la vie et le néant, l’île déserte à la délimitation abstraite, le lieu pelé – et le désert de l’attente elle-même. Les limbes sont le séjour des innocents, et des spectateurs. De part et d’autre de l’écran, tous sont des êtres passagèrement sans identité. Chacun tâche de reconstituer l’histoire dont il procède (ici la Syrie, l’Afghanistan, le Ghana, le Nigéria), posé au milieu de rien, fixant un improbable destin dans la ligne de l’horizon. Limbo, aujourd’hui, n’est plus le titre du grand film de 1999 de John Sayles, mais du premier long remarquable de l’Ecossais Ben Sharrock.

S’il ne devait être défini que par son sujet, à savoir les migrants, les réfugiés, c’est en ce cas à la façon dont The Party de Blake Edwards avec Peter Sellers fut aussi, dans un décalage absurde, une comédie du déracinement, de l’étranger en porte-à-faux constant, ou dont Robinson Crusoé est une fable des limbes également. Pas du tout suivant les fictions naturalistes doloristes, «films à faire» contemporains. Limbo est au fond beaucoup plus proche de Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder, ou de l’Homme sans passé de Kaurismäki, que de n’importe quoi d’autre. On découvre un film d’abord soucieux de fiction, de cadre et de mise en scène, dont la scénographie et la parade existentielle miniature – dès la première scène, leçon de danse «convenable» au petit groupe interdit et studieux de demandeurs d’asile – creuse l’humour à froid et l’humeur sombre sous les jeux de couleurs.

Compagnons d’infortune

Omar est mort, ou comme mort. Un mort debout, réfugié syrien sur cette île perdue au large de l’Ecosse. Un mort en sursis, parce qu’il se trouve dans les limbes et dans l’attente de son sort, dépendant d’autorités invisibles, parce qu’il est joueur d’oud – or «un musicien qui ne joue pas de musique est mort». D’abord affligé d’une main plâtrée sur une fracture qu’on veut croire surtout géo-sismique, puis incapable de se mettre à son instrument au-delà d’en faire grincer les cordes, Omar est en état de choc (un état d’exil), sonné, il ne joue plus. Le film attendra que résonne à nouveau la plainte de l’instrument d’Orient au pays des cornemuses. En attendant, Omar mort-vivant espère sa rédemption encore possible, zombie somnambule mais attentif. Il erre désœuvré sur l’île avec ses compagnons d’infortune, Farhad le fan de Freddie Mercury, Wasef qui rêve debout son songe de footballeur tardif, et Abedi qui ne se fait aucune illusion sur ce que l’exil lui destine.

L’île aride est parcourue des lumières volatiles sous le vent, et la lande des diffractions des neiges et des soleils dans des paysages proches de ceux d’Edvard Munch. L’espace aéré autour des personnages, plantés là dans un cadre en 1:33, joue des figures de l’insularité et de l’isolement apparentées, dans le va-et-vient du grand air alentour et des intérieurs confinés, soignant l’effet de claustration des cantonnements, salles de réunion ou de fête, supérette, chambres vides du transit, comme l’espace vaste de l’asile aux dimensions de l’île qui les tient prisonniers. Mise en scène de l’espace des confins et des petites boîtes d’habitation, Sharrock s’entend à filmer des cubes. Du plus petit cubisme, la cabine téléphonique où Omar passe de longs coups de fil à ses parents restés bloqués en Turquie, au plus large cube d’air, paysage glacé au milieu duquel le film creusera, sinistre, la sépulture d’un ami.

Terreurs assourdies

De la guerre, des guerres, nous ne percevrons que les expressions d’hébétude, les silences, les échos, la trouille. Sur l’îlot, les quatre coins du globe en figures juxtaposées coexistent étrangers les uns aux autres. Cette curiosité indirecte de «l’autre de l’autre» ou «l’étrangeté des étrangers entre eux» cimente la minuscule communauté changeante et douce comme la luminosité. Ce que ce coin de terre perdue renvoie de terreurs assourdies, de perte de la raison, d’échos de frères improvisés ou fantomatiques, ce silence fou des esprits amène à se demander où se tapit la musique, puisque l’oud est rangé silencieux aussi dans sa boîte ? La musique résonne dans ces plans de neige et d’herbes sous le vent, des vagues qui se cassent, les mots et les leçons ridicules, les scènes de comédie, de cultures communes, de Friends à Rambo, de la nationalité de Schwarzenegger à la renommée de Oum Kalthoum. C’est le chant diffracté des exils. Dans les limbes cela aussi signifie, comme ce dicton qu’Omar au beau sourire triste rapporte à propos de la récolte improbable de l’abricot : dans tes rêves.

Limbo de Ben Sharrock, avec Amir El-Masry, Vikash Bhai… (1 h 44).
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