Portrait de Thomas Stearns Eliot (1888-1965) poète et critique littéraire américain naturalisé britannique.

Portrait de Thomas Stearns Eliot (1888-1965) poète et critique littéraire américain naturalisé britannique.

Leemage via AFP

Notre pays a-t-il jamais fêté l'anniversaire d'un grand poème en langue française ? Moi non plus, je ne vois pas, aucune date qui s'impose à l'esprit. Oh, certes, en fouillant dans les catalogues annuels des célébrations et commémorations nationales (avant qu'une stérile querelle sémantique ne les enterre), on y trouverait probablement un hommage de la nation à la Ballade des pendus ou Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage ou L'Albatros ou encore au Bateau ivre. Mais un grand poème unanimement tenu pour un classique moderne et qui ait dominé le XXe siècle dont il est issu ? On a beau chercher...

Publicité

The Waste Land

Il n'y a pas lieu de s'en étonner puisque cela correspond au médiocre statut de la poésie en France. Médiocre car sous-estimé, méprisé quand il n'est pas tout simplement ignoré. Dans le même temps en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Russie, un poète, c'est quelqu'un. Par sa présence, il peut remplir des salles de centaines de personnes qui ne se déplacent que pour l'écouter lire son oeuvre. Un récital car la poésie, c'est de la musique.

Comme de coutume mais cette fois à raison, les Anglais nous donnent une leçon en célébrant cette année le (premier) centenaire de The Waste Land que T. S. Eliot (1888-1965) publia en octobre 1922 dans une revue. Un poème révolutionnaire par sa modernité et par l'influence qu'il exerça durablement en Grande-Bretagne mais aussi aux Etats-Unis, en Irlande et en Inde comme le souligne Steven Matthews dans son "livre du centenaire" qui recueille les témoignages de certains de ses innombrables héritiers littéraires.

Un poème à élucider

La Terre vaine (dans la traduction de Pierre Leyris) est un poème réputé difficile d'accès, jugé hermétique au premier abord et même aux suivants, truffé de mots et d'expressions empruntés à d'autres langues que l'anglais (latin, grec, français, allemand), de sources nombreuses et de références puisées dans la Bible, La Légende du Graal, Les Contes de Canterbury, le Satyricon de Pétrone, les Métamorphoses d'Ovide, la mythologie celtique, des livrets d'opéras de Wagner, La Divine Comédie, Le Rameau d'or, sans oublier Verlaine ainsi que Shakespeare et les Upanishads... entre autres ! Autant dire que ce genre de poème n'exige pas seulement d'être lu mais élucidé. Ruptures de ton, polyphonie virant à la cacophonie, argot cockney au service d'une forme éclatée et subversive dont la rigueur et l'unité avaient échappé à la plupart de ses premiers critiques ; 433 vers répartis en cinq sections.

De quoi ça parle importe moins que de savoir de quoi ça nous parle. Il est si crypté que des générations d'étudiants se sont échinées à en casser le code. On n'a pas fini d'en méditer les vers les plus célèbres, qu'il s'agisse de l'incipit ("Avril est le mois le plus cruel") et de se demander pourquoi, après tout, avril serait plus cruel que mars ou mai, ou de l'excipit ("Shantih shantih shantih") mais comme c'est du sanskrit chu des anciennes Ecritures hindoues, on a une excuse et de toute façon, si on avait lu simplement "Paix Paix Paix" cela n'aurait pas eu le même effet. En tout cas c'est bien avril dernier, et pour cause, que s'est tenu, sous le titre de "Fragments", un festival entièrement consacré à l'anniversaire de The Waste Land ; les manifestations ont été dispersées dans 22 églises londoniennes six jours durant avec des poètes, des chanteurs, des musiciens, des comédiens - mais surtout pas d'universitaires...

On ne voit guère que

Davantage qu'un prix, fût-ce le Nobel de littérature qui couronna l'oeuvre de T. S. Eliot en 1948, tout poète rêve de laisser derrière lui un seul poème mémorable. On ne voit guère que If... qui ait joui au XXe siècle d'une telle notoriété. Mais tout opposait Kipling et Eliot. Le premier, qui souhaitait la voir descendre dans la rue, décrétait : "La poésie a amené avec elle le train de neuf heures quinze", quand le second voulait que l'on plaçât derrière chaque mot tout le poids de l'histoire de la langue. If... se donne dans l'instant et sans contrepartie à ses lecteurs alors que rarement un poème aura comme The Waste Land autant attendu de ses lecteurs.

Cent ans après, c'est peu dire qu'il entre en résonance avec notre époque. Même T. S. Eliot en convenait : publié au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la pandémie de grippe espagnole, son poème est particulièrement sombre. Mais en nos temps de Covid, de guerre en Europe, de ravages climatiques, n'est-il pas de saison ?

Publicité