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L'audiodescription au cinéma : des oreilles pour voir

Apparue au milieu des années 1970 à San Francisco, l'audiodescription offre aux malvoyants la possibilité de suivre un film guidé par une voix. Plus cette technique progresse, plus elle bouleverse nos certitudes de spectateurs. Et si les aveugles nous apprenaient à voir les films autrement ?

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(©Clément Soulmagnon pour les Echos Week-End)

Par Adrien Gombeaud

Publié le 20 mai 2022 à 14:00

La France compterait 3 millions de déficients visuels, dont 70.000 aveugles… Et beaucoup sont des spectateurs de cinéma. Parmi ceux-là, Delphine Harmel qui a perdu la vue à 20 ans. Avant, à la grande époque de « My Beautiful Laundrette », elle aimait le cinéma britannique et fréquentait le Caméo, une salle d'art et essai de Nancy - qui existe toujours aujourd'hui. Quand tout s'est éteint, Delphine a cru dire adieu à la cinéphilie : « J'avais plein de problèmes très graves à cette époque et pourtant ce deuil du cinéma constituait un gros point noir dans ma vie. C'était très dur, très lourd. Je ne parlais plus de cinéma, je ne m'intéressais plus aux films qui sortaient… Je me suis tournée vers le théâtre où je pouvais percevoir les déplacements des comédiens, le froissement de leurs vêtements, leur souffle. Et c'est là que j'ai découvert l'audiodescription. »

Au début des années 2000, cette technique d'accompagnement des spectateurs non-voyants par la voix d'un narrateur n'en est encore qu'à ses débuts. Sa longue histoire remonte pourtant à la Californie des années 1970. Un certain Gregory Frazier regarde la télévision à côté d'un ami aveugle et de son épouse qui lui décrit « Le train sifflera trois fois ». Soudain, il comprend que son ami parvient à « voir » Gary Cooper, Grace Kelly, la gare, l'horloge et l'étoile du shérif… A la San Francisco State University, Frazier va conceptualiser cette expérience sous la forme d'une thèse pour offrir aux aveugles un chemin vers l'écran. Son projet restera longtemps en sommeil faute de relais, jusqu'à la nomination d'un nouveau doyen au département arts créatifs : le professeur de cinéma August Coppola, frère de Francis Ford et père de Nicolas Cage. En 1971, celui-ci a inventé le  Tactile Dome, un musée de reliefs et de sensations qui se visite dans le noir complet. Voilà pourquoi, « Tucker » (1988), film de Francis Coppola un peu oublié, restera une oeuvre marquante dans l'histoire de l'audiodescription : c'est le premier long métrage officiellement adapté aux publics mal et non-voyant.

Indiana Jones et la première audiodescription

L'année suivante, pour donner un écho international à son projet, Gregory Frazier contacte en France l'historique Association Valentin Haüy (AVH). Marie-Luce Plumauzille est alors étudiante en anglais à Nanterre : « J'ai entendu parler d'un voyage de formation aux Etats-Unis pour une méthode alors appelée 'audiovision'. Et voilà comment, après un processus de sélection, je suis partie à San Francisco avec Maryvonne et Jean-Yves Simonneau suivre ce stage de dix jours. Nous sommes revenus avec deux extraits audiodécrits : une scène de mime des 'Enfants du paradis  de Marcel Carné et la fin des 'Diaboliques' d'Henri-Georges Clouzot, que nous avons montrés en marge du Festival de Cannes 1989. »

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©Clément Soulmagnon pour les Echos Week-End

Le trio enchaîne sur le premier long métrage entièrement audio décrit en français : « Indiana Jones et la dernière croisade ». Longtemps, les travaux d'audiodescription vont se faire en marge du cinéma : « Les premiers films audiodécrits n'étaient pas projetés dans les salles, se souvient encore Marie-Luce. On travaillait uniquement pour l'AVH et Patrick Saonit, le responsable du service d'audiovision  faisait des kilomètres, la nuit, dans sa voiture pour projeter les films dans les différentes antennes de l'Association à travers la France. C'était un travail artisanal mais nous y apportions le plus grand soin. »

Arte, le précurseur

Au fil du temps, l'audiodescription va s'installer dans l'industrie du cinéma. Le procédé prend d'abord de l'ampleur grâce à Arte qui, dès 1996, diffuse des programmes audiodécrits. Puis, TF1 Vidéo édite la première audiodescription en DVD avec « Le fabuleux destin d'Amélie Poulain ». Le film de Jean-Pierre Jeunet comprend justement une séquence vertigineuse où, sur un air d'accordéon, Audrey Tautou décrit le bourgeonnement de la rue Lamarck à un aveugle, avec ses détails amusants, ses passants et commerces pittoresques : « Chez le boucher, lance-t-elle enthousiaste, il y a un bébé qui regarde un chien qui regarde les poulets rôtis. »

Le 1er janvier 2020, une loi va donner une ampleur nouvelle au procédé : l'audiodescription - et la réalisation de sous-titres destinés aux sourds et malentendants - devient obligatoire pour obtenir l'agrément du CNC. La production d'une audiodescription coûte entre 5.000 à 7.000 euros et l'institution s'engage à soutenir dans cette opération les oeuvres dont le budget est inférieur à 4 millions d'euros.

« Soudain, on est passé de 20 à 30 ou 60 films audio décrits par an… à 300 ! », se souvient Dune Cherville, pionnière de l'audiodescription formée par Marie-Luce Plumauzille. Du jour au lendemain, attirés par ce nouveau marché, traducteurs, scénaristes, auteurs s'improvisent audio descripteurs. « On doit être une quarantaine à exercer ce métier et je dirais que seule la moitié a suivi une formation », évalue Dune. L'augmentation du nombre de films à décrire s'est malheureusement accompagnée d'une dégradation des conditions de travail : « Il faut compter en moyenne une heure de travail par minute de film, précise-t-elle. L'été dernier, une société m'a demandé d'audiodécrire 'Apocalypse Now' en quatre jours ! Ce que j'ai bien entendu refusé… »

Certains pionniers ont quitté le métier, comme Marie-Luce qui est aujourd'hui infirmière en psychiatrie, « une autre façon d'être au service des autres ». Dune Cherville a choisi de poursuivre sa vocation, tout en tentant de lui donner un cadre plus précis. Elle a ainsi participé à la rédaction d'une charte des audiodescripteurs qui vise à orienter le travail et la démarche de ceux qui aspirent à rejoindre ce métier. Par ailleurs, ces discrets professionnels du cinéma tâtonnent encore dans un vide juridique : si des discussions sont en cours, les audiodescripteurs ne sont pas considérés comme des auteurs par les institutions comme la SCAM ou la Sacem. Ils ne touchent donc aucun droit de diffusion.

Voix familière des audiodescriptions, Morgan Renault préfère le terme d'auteur d'audiodescription à celui d'audiodescripteur : « Je ne suis pas une machine » , sourit-il. Comme ses collègues, il a développé une hypersensibilité à la précision du vocabulaire. Car l'audiodescription nous en apprend autant sur les nuances de la langue française que sur le cinéma. Ainsi, le vague verbe « prendre » ne signifie pas exactement « attraper »… qui lui-même diffère d'« empoigner ». Aveugles et audiodescripteurs savent combien les parfaits synonymes sont rares, comment chaque mot convoque une image singulière. Ou, selon Dune Cherville, comment certains mots « ne font pas image ». « C'est un aspect de ce métier qui me plaît, poursuit Morgan : sur un film de prétoire, je vais puiser dans un vocabulaire particulier qui ne m'est pas forcément familier. Puis, je vais travailler sur un autre film qui se déroule dans une usine de voitures et chercher de nouveaux mots… »

Si les mots ne manquent pas, la place pour les glisser reste limitée. « L'une des difficultés, ce sont les plans où il se passe plusieurs choses en même temps. Je pense notamment à un dessin animé infernal à décrire comme 'Moi, Moche et Méchant'. Sur chaque film, je ne cesse de faire des choix. Face à un plan de montagne, je peux m'attarder sur la lumière rasante du soleil, ou sur la route qui serpente dans la vallée, mais pas les deux. » Le spectateur non-voyant ne perçoit donc qu'une partie du film. Néanmoins, même les yeux grands ouverts, qui peut prétendre capter toute la richesse d'une image fugitive ? Et quelle mémoire visuelle saurait imprimer le souvenir parfaitement net d'un moment aussi volatil qu'un plan de film ?

La théorie de la chaussette

Idéalement, une fois la première version rédigée, l'auteur s'installe devant le film et soumet son travail à l'expertise d'une personne non-voyante qui, comme Delphine Harmel, va effectuer un minutieux travail d'édition. Elle peut intervenir, tout simplement, sur les fautes de français ou les répétitions. Non pas à la façon d'un professeur mais pour soigner le confort des futurs spectateurs. « Si j'entends par exemple 'Il lui emboîte le pas' et que la même formule revient vingt minutes après, je vais sortir du film. » Elle chasse aussi les redondances du texte avec la bande-son. « Je n'ai pas besoin que la voix me dise 'Elle dévale l'escalier' quand j'entends parfaitement la cavalcade des pas. Ni que l'on m'indique que les personnages se trouvent à bord d'une voiture alors que le moteur vrombit. » Morgan Renault, également musicien, lit la bande-son comme la rythmique d'une batterie sur laquelle il pose ses accords d'auteur. Néanmoins, certains sons lui tendent des pièges. Dans 'Mon Oncle', Jacques Tati a, par exemple, fabriqué le claquement des talons de Madame Arpel avec deux balles de ping-pong. Privé d'image, comment ne pas percevoir une partie de ping-pong ?

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Récemment Morgan a travaillé sur « La Panthère des neiges », documentaire animalier narré par Sylvain Tesson. L'audiodescription présentait le danger d'ajouter une seconde voix off : « Il fallait rendre la beauté des images de Vincent Munier mais sans concurrencer le lyrisme du texte de Tesson. Je devais plutôt l'épouser. » Heureusement, l'audiodescripteur peut compter sur l'ingénieur du son. À travers la bande sonore du film, il va tendre le fil sur lequel se posera la voix. Jean-Yves Pouyat qui, au studio Pannonica à Angers, a mixé l'audiodescription de « La Panthère des neiges » résume : « On ajoute au film une autre voix qui ne doit pas s'apparenter à un corps étranger. » L'audiodescription de « La Panthère des neiges » cache des perles discrètes, telle l'apparition d'un renard : « Son museau, flanqué d'épais favoris, révèle de longues canines. » Pour autant, elle n'est pas une oeuvre littéraire. Travail d'écriture, à quatre mains et deux yeux, ce texte tisse un voile qui ne vise… qu'à l'absolue transparence. Delphine Harmel emploie une étonnante analogie : « C'est comme une chaussette à taille unique qui s'adapte à toutes les pointures. Une fois achevée, on aura l'impression que l'audiodescription fait partie du film, mais elle ne doit jamais prendre le pas sur lui. L'audiodescription ne raconte pas le film, la seule personne qui raconte, c'est le réalisateur. »

Heureux soient les fêlés

Le grand critique Jean-Louis Bory n'y pensait sans doute pas lorsqu'il a intitulé l'un de ses plus célèbres ouvrages « Des yeux pour voir ». Mais si l'on prend le temps de parler de cinéma avec un non-voyant, on comprend qu'il est aussi possible de voir sans les yeux. Alexis Robin est toujours allé au cinéma, avec ou sans audiodescription, car dans le coin d'Île-de-France où il a grandi, les salles n'étaient pas adaptées. « Je n'avais pas l'impression de rater énormément de choses tant la bande-son d'un film fourmille d'indications. » Aujourd'hui, il aime les films de Rohmer, très dialogués, ceux de Wes Anderson aussi. L'exubérance visuelle de « Grand Budapest Hotel », il la perçoit notamment à travers la musique d'Alexandre Desplat.

©Clément Soulmagnon pour les Echos Week-End

Musicien, Alexis commence à travailler pour le cinéma et vient de signer la partition d'un court métrage. Ce dialogue qui vise à traduire en musique la vision d'un cinéaste le passionne. S'il ne connaît pas leurs visages, les stars sont présentes dans son quotidien, comme dans celui de tout un chacun. « Evidemment, je ne vois pas les affiches du métro. Mais à la radio, sur Internet, les voix des acteurs sont là. Je pense par exemple à celle, tout à fait particulière, de Benoît Poelvoorde. » Au fil des ans, tandis que nous voyions évoluer la physionomie de Depardieu, Alexis sentait les mutations de ce corps à la voix de l'acteur et au poids de son souffle. Dans « Maigret », la diction de Depardieu lui indiquait le rythme de son pas : « Il n'a plus la vivacité de ses rôles de boxeurs dans 'Vincent, François, Paul et les autres' ou 'Barocco'. Il se déplace désormais plus lentement, comme il parle. Et c'est, je pense, le sujet de 'Maigret' : une enquête criminelle qui progresse au rythme lent du pas de Depardieu dans les rues de Paris. »

Une nouvelle forme de cinéma

Bien entendu concède Morgan Renault, « un aveugle, même s'il conçoit ce qu'est la couleur bleue, ne saisira jamais l'intensité des bleus de Jean-Luc Godard ». Mais si Delphine Harmel n'a pas retrouvé des émotions de spectatrice similaires à celles de son adolescence, elle a découvert une nouvelle forme de cinéma. « C'est comme une randonnée en montagne, ce n'est pas la même chose qu'avant… mais c'est autre chose. » Le rapport des aveugles au grand écran n'est donc pas tout à fait comparable à celui de ceux qui possèdent « des yeux pour voir ». Néanmoins, il est certain que les aveugles perçoivent des aspects des films invisibles à nos yeux et qu'ils ressentent des émotions qui nous échappent. Lorsqu'elle a débuté dans l'audiodescription, Dune Cherville était fascinée par cette phrase d'Audiard : « Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » Ceux qui ne voient pas les images nous renvoient à notre condition de spectateurs, aux limites de notre entendement : sensibles à certains aspects d'une oeuvre d'art… et aveugles à d'autres.

Au-delà de l'audiodescription

Une fois l'audiodescription achevée, le parcours jusqu'à la salle de cinéma demeure semé d'obstacles pour le cinéphile non-voyant. Comme en témoigne Alexis Robin, la principale difficulté reste l'information : « AlloCiné vous informe sur les salles qui projettent un film en VO ou en VF mais ne signale pas si l'audiodescription est disponible. Aucun site ne fait ce travail. La seule solution est donc de se rendre sur place et demander… au risque d'avoir fait le trajet pour rien. » Si l'audiodescription est disponible, il arrive fréquemment que la personne à la caisse, mal (in)formée, ne sache pas où se trouve le boîtier pour l'écouter « et cela peut prendre de longues minutes, tandis que derrière vous la file d'attente se forme ». Restera ensuite, si l'on n'est pas accompagné, à trouver sa salle dans le labyrinthe d'un multiplexe…

Trois associations

Fondation Visio

La fondation Visio soutient des projets innovants au profit de la mobilité des personnes aveugles et malvoyantes. En partenariat avec l'association Les Yeux Dits, elle travaille actuellement à l'audiodescription de 100 classiques du patrimoine français dont « Plein Soleil », « Le Mépris » ou « Les enfants du paradis ». Ils seront ensuite disponibles gratuitement sur la Médiathèque Numérique et La Cinetek. fondation-visio.orgles-yeux-dits.fr

Retour d'image

A travers l'organisation de séances et de formations, Retour d'image réunit les publics valides et en situation de handicap autour de films et d'échanges. Elle accompagne aussi les professionnels qui désirent rendre le cinéma plus accessible pour tous. retourdimage.eu

Confédération Française pour la Promotion Sociale des Aveugles et Amblyopes

La CFPSAA a pour mission de faire connaître les droits des personnes aveugles ou malvoyantes. Elle est à l'initiative des Marius. Décerné depuis 2018 par un jury de cinéphiles aveugles et déficients visuels, le Marius récompense la meilleure audiodescription parmi les films nommés aux César. En 2022, « Aline » de Valérie Lemercier a succédé à « Eté 85 » de François Ozon. cfpsaa.fr

Adrien Gombeaud

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