NE PAS UTILISER
Jean-Luc Mélenchon

"Si vous prenez mon vocabulaire, vous finirez avec ma grammaire, met en garde Mélenchon. C'est quand même ça, le but de la bataille d'idées."

Charlotte Krebs pour L'Express

Tantôt exalté, tantôt agacé, parfois amusé, Jean-Luc Mélenchon a répondu à toutes nos questions, y compris et surtout à celles qui fâchent. Convaincu d'avoir imposé avec succès la notion de "troisième tour", il se félicite aussi de "récolter des victoires sémantiques", et cite notamment le terme de "planification écologique" repris par Emmanuel Macron. S'il ne conteste pas la légitimité du président réélu, il complète : "Il sera toujours président, sauf que le plus récent élu ce sera moi. [...] C'est mon programme qui s'appliquera." Un entretien détonnant.

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L'Express : Vous appelez les Français à vous "élire" Premier ministre, un poste ancré dans la plus pure tradition de la Ve et de ce que vous appelez "la monarchie présidentielle". Finalement, vous êtes un conservateur patenté !

Jean-Luc Mélenchon : Quoi ! C'est exactement le contraire. Mon slogan renverse la table du présidentialisme. Dans tous les pays d'Europe, il y a un Premier ministre sur le nom duquel se fait la campagne électorale. Mais je ne crois pas qu'il existe un seul roi avec autant de pouvoir que notre monarque présidentiel. Alors, qu'ai-je fait ? J'ai introduit une dose massive de VIe République dans la Ve en lançant "élisez-moi Premier ministre". L'expression a nécessité des explications puisqu'on n'élit pas le Premier ministre ; on élit une majorité qui désigne un Premier ministre. Cela a effacé en partie l'élan de Macron après son second tour gagnant. Et surtout cela a valorisé comme jamais l'idée d'un "troisième tour".

Davantage d'électeurs ont voté Macron non pour exprimer leur adhésion à son projet et à sa personne mais pour empêcher madame Le Pen d'être élue

Le président Macron peut bien s'agiter et prétendre que le troisième tour n'existe pas. Désormais dans les faits, il existe, tout le monde l'a compris. Et dans notre électorat cela révèle un état d'esprit différent de la précédente élection présidentielle. Après le scrutin de 2017, les esprits étaient plutôt abattus. Ça n'a pas été le cas cette fois-ci. Les gens sont survoltés. Leur frustration les met en mouvement. Tous se sentaient enfermés dans la même impasse politique : voter par défaut pour quelqu'un dont on refuse la politique. Davantage d'électeurs ont voté Macron non pour exprimer leur adhésion à son projet et à sa personne mais pour empêcher madame Le Pen d'être élue. Pour la deuxième fois de suite, on a élu le même personnage, après le même faux débat.

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Dès lors, mon objectif pouvait être compris. Cela aurait pu ne pas fonctionner, hein ! Dans ce cas, il y aurait eu foule pour me le faire savoir. Oui, ça aurait pu faire un flop. C'est l'inverse qui s'est produit ! Tout le monde a repris l'expression "troisième tour". L'énergie venait du contexte. Quant à "élisez-moi Premier ministre", grâce à la petite controverse que ça a déclenchée, on a enfoncé le clou.

Toujours la controverse plutôt que l'apaisement ?

Ça s'appelle la démocratie. Et la ruse n'est pas interdite. Parfois, il faut savoir provoquer des polémiques et compter sur l'adversaire pour l'obliger à faire une partie du travail à votre service. Ceux qui ont répété sur tous les tons "qu'on n'élit pas le Premier ministre" ont été nos agents de propagande. Grâce à eux, tout le monde s'est demandé comment est nommé le chef du gouvernement.

C'est frappant : les gens ont tout compris. Ayez à l'esprit que nous devons dispenser un cours d'instruction civique permanent car les masses que nous mettons en mouvement comme lors de la présidentielle sont composées de beaucoup d'abstentionnistes de longue date, de gens qui parfois n'ont jamais voté et qui se déplacent par familles entières, ou qui ne savent pas parfois comment on vote. Partout où je passe, je dis, j'explique.

Plus fondamentalement, nous ouvrons une phase de "re-parlementarisation" de la vie politique française. D'abord parce que je dis ouvertement aux gens "élisez-moi à Matignon, ce n'est pas Macron qui va me désigner selon son bon plaisir". Ensuite, parce que le programme partagé de notre Nouvelle union populaire confie aux votes du Parlement la solution de nos désaccords. Voilà qui devrait désarmer les craintes, y compris dans nos rangs. Dans les expériences précédentes de cohabitation, une centralisation a succédé à une autre, le Premier ministre se comportant comme un président bis face à une majorité au garde à vous.

Je ne propose pas une insurrection, il reste président. Sauf que le plus récent élu, ce sera moi

A ce propos, cette cohabitation-là ne ressemblerait en rien aux précédentes puisqu'elle surviendrait immédiatement après l'élection du président. Sa légitimité serait de fait moins entamée.

Mais sa légitimité est complète ! Il est élu pour cinq ans. Je ne propose pas une insurrection, il reste président. Sauf que le plus récent élu, ce sera moi. Et le dernier mot revient à la dernière majorité élue par le peuple. La Constitution est certes un objet taillé sur mesure pour le général de Gaulle. Mais on ne doit pas croire qu'elle a été écrite par le ciel en vue d'une perfection. Beaucoup de questions de fonctionnement restent en suspens ! Ainsi quand elle donne tant de pouvoirs au président de la République, et, en même temps, déclare à l'article 20 que c'est le Premier ministre qui "détermine et conduit la politique de la Nation". Ma marge est là.

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Mais comment, concrètement, tiendrez-vous compte de la légitimité du président ?

J'applique la Constitution puisque tous l'aiment tant. Eh bien, la Constitution dit que c'est moi - le Premier ministre - qui détermine la politique de la Nation. Donc je le ferai. Et comme je suis le dernier élu, c'est mon programme qui s'appliquera.

Balayer le programme de celui qui a été élu seulement deux petits mois plus tôt, c'est un peu fort de café, non ?

Dans ce cas, pourquoi organiser une élection ? Si nous étions dans un régime parlementaire, vous pourriez avoir une dissolution deux mois après l'élection de l'Assemblée nationale. Cela s'est déjà vu en Italie ou en Espagne, personne n'est mort : on revote. Là, c'est pareil. On revote puisque le vote présidentiel ne voulait rien dire. Ça n'enlève rien à sa légitimité, il est élu, je ne dis pas autre chose.

Mais oui, c'est une cohabitation d'un genre nouveau. Dans l'hypothèse où nous aurions la majorité des députés, nous entrerions dans un régime parlementaire pour appliquer le programme voulu par le vote des électeurs.

Vous aurez d'un côté les hallucinés, qui plaideront pour davantage de libéralisme. Et de l'autre, les gens raisonnables, les partisans de la société de l'entraide

Il faut faire preuve de créativité et s'adapter aux situations. Tout est nouveau dans le contexte. Et dans deux mois, ce sera encore plus nouveau et pas seulement parce que nous aurons peut-être gagné les législatives. Mais parce que les sept plaies d'Egypte arrivent en même temps. Une sécheresse carabinée qui va mettre à nu le dérèglement du cycle de l'eau et perturber une longue chaîne d'activités : l'alimentation, l'hôpital, l'énergie, etc. Ensuite, une crise financière s'annonce : pour l'instant, c'est l'écroulement des bitcoins. Enfin la guerre en Ukraine va dégénérer en désastre économique en Europe. Si tout cela se combine, il faudra évidemment prendre des mesures imprévues.

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Vous aurez d'un côté les hallucinés, qui plaideront pour davantage de libéralisme. Et de l'autre, les gens raisonnables, les partisans de la société de l'entraide. Ceux-là ont compris qu'il ne suffit pas de spéculer, de tripoter des monnaies qui n'existent pas et des billets de banque surcotés comme le dollar, il faut bien produire quelque chose pour manger, se nourrir, etc. La "mondialisation heureuse", c'est fini !

Je vous mets tout de même en garde contre moi-même : les théoriciens ont souvent raison mais ils se trompent toujours sur les délais

L'économie réelle est en train d'étouffer dans le néolibéralisme, comme l'économie réelle de l'Union soviétique a été étouffée dans le communisme d'Etat. Souvenez-vous, l'effondrement de l'Union soviétique s'est déroulé dans la stupeur générale. Dans une très belle interview, Lionel Jospin disait : "Je pensais qu'il y aurait un compromis à la fin. Mais de tout cela, il ne reste rien. Rien." De même quand la social-démocratie s'est écroulée en Europe, personne n'a entendu le bruit de la chute. Moi si. Donc j'ai commencé à faire autre chose. Car son effondrement annonçait l'écroulement du reste, c'est-à-dire du compromis social né de l'après-guerre et de toutes les relations sociales, politiques qui allaient avec. Je vous mets tout de même en garde contre moi-même : les théoriciens ont souvent raison mais ils se trompent toujours sur les délais. J'ai cru à plusieurs reprises que la monnaie nord-américaine allait mal tourner. Ils s'en sont toujours sortis. Peut-être que les choses se passeront moins sévèrement que je le crains. Mais pour l'instant, j'ai intérêt à être lucide sur la nature des risques qui s'annoncent.

Vous le dites vous-même : on n'élit pas le Premier ministre. Dire cela relève d'une stratégie politique, vous vous érigez en homme providentiel. Vous souffrez d'un accès de bonapartisme ?

Tout de suite les grands mots ! Vous êtes tellement mal habitués ! Vous ne comprenez plus rien à la démocratie. Dans tous les pays du monde, c'est comme ça. Madame Merkel, dirigeante dans un régime parlementaire, ne se cachait pas. Le petit refrain contre la personnalisation est le mantra des hypocrites et des jaloux. Même les médias personnalisent leurs émissions avec le portrait de leurs journalistes. Un monde sans visage est un monde inhumain.

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Mais vous vous êtes souvent opposé à la personnalisation du pouvoir !

Moi ? Vous ne m'avez pas compris. Ce n'est pas la personnalisation mon sujet, ce sont les pouvoirs exorbitants donnés à une seule personne. Dans le bonapartisme d'Etat qu'est la Constitution de la Ve République, je rejette le fait qu'un individu soit investi de tels pouvoirs, sans aucun contre-pouvoir. Il peut décider de dissoudre l'Assemblée nationale mais personne ne peut lui demander de rentrer chez lui. 550 postes de l'Etat sont à la discrétion du chef de l'Etat. Sans objection possible ! Il peut suspendre toutes les libertés démocratiques pendant six mois et commencer une guerre sans vote ! Et ainsi de suite. C'est tout de même incroyable !

Qu'est-ce que vous racontez ? J'ai interdit un journal ? J'ai fait arrêter quelqu'un ?

Vous regrettez l'absence de contre-pouvoir mais vous-même avez un peu de mal avec la presse, vos opposants, ceux qui vous contredisent...

Qu'est-ce que vous racontez ? J'ai interdit un journal ? J'ai fait arrêter quelqu'un ?

Non, mais vous répliquez très fort quand la presse vous attaque.

Oui, c'est certain. Mais les infamies de ceux que j'ai vu se déchaîner contre moi l'exigeraient plus souvent.

Donc ça donne le sentiment que vous avez un léger souci avec la contradiction.

Moins que vous ! Pour moi c'est vous qui avez un gros souci avec qui refuse votre catéchisme libéral.

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La presse, vous voulez dire ?

Non, "la presse" ça n'existe pas. Il y a le système médiatique qui est la seconde peau du système dominant. Ensuite, il y a des organes de presse. Dans ces organes de presse, il y a des rubriques. Donc je ne globalise pas, pas du tout. Par exemple, j'aime dans Le Figaro le cahier international mais pas le reste, j'aime dans Les Echos l'économie, pas la propagande politique. Et ainsi de suite. En revanche, je trouve anormal que neuf milliardaires possèdent 90% de la presse et, si sympathiques que vous me soyez, vous ne me ferez jamais croire que ça n'a pas de conséquence sur votre recrutement et sur la ligne de votre hebdo. D'ailleurs, le patron des Echos a dit : "Je ne peux pas accepter que mon journal fasse des commentaires marxistes." Il n'a rien à craindre je crois, mais c'est dit.

C'est ma personne qui est sacrée. C'est moi le tribun du peuple. Dans l'histoire, c'est le délégué élu qu'on peut virer, qu'on peut récuser"

Vous aussi vous devez accepter d'être contredits ! On devrait laisser un journaliste de télé répéter tous les jours avec la même tranquillité que le chômage a reculé et que tout va mieux sans répliquer ? Il y a une pente autoritaire dans l'arrogance libérale. Vous n'êtes pas des vaches sacrées. Non, c'est ma personne qui est sacrée. C'est moi le tribun du peuple. Dans l'histoire, c'est le délégué élu qu'on peut virer, qu'on peut récuser.

Pensez-vous qu'un pays aussi fracturé que le nôtre peut supporter d'être dans cette espèce d'affrontement permanent ou dans un combat, puisque c'est bien un combat que vous menez.

Ça s'appelle la démocratie, voilà tout. Allez en dictature, c'est très tranquille, pas la moindre dispute, tout va bien ! Sans blague : ça s'appelle la démocratie et c'est aussi vieux que le monde. Je viens de terminer de lire La Véritable Histoire des Gracques, de Christopher Bouix, je vous garantis que nos engueulades sont pacifiques par comparaison à celles de la république romaine de l'antiquité.

Vous pensez que vous faites peur à une partie des Français ?

Non ! Le peuple français est le peuple le plus politique d'Europe. Il est plein de passion politique. Mon copain Oskar Lafontaine me disait : "C'est trop beau chez toi, tu montes dans un taxi et le chauffeur te dit son opinion politique." C'est encore le cas aujourd'hui. Et les chauffeurs de taxi ont de très bonnes opinions politiques que je vous recommande d'écouter. Ils sont tous plutôt Insoumis...

Certains sont macronistes...

L'erreur est humaine. Dénoncez-les ! (Il rit). Bref, en France, tout le monde a un avis sur tout.

Mais revenons à la peur.

Mais qui vous dit que les gens ont peur de moi ? C'est la vie, que voulez-vous ! C'est tellement traditionnel. François Mitterrand faisait peur parce que l'Armée rouge allait débarquer en 48 heures. Il n'y a pas un dessin de Jean Jaurès où il n'a pas la barbiche hirsute, une torche à la main, une bouteille de vin de messe dans la poche. Ça a toujours été comme ça, c'est normal. Le tribun du peuple a toujours été la figure que l'on craint dans certains milieux, tandis que dans d'autres, c'est l'inverse. Ça s'appelle la politique et la démocratie tranche tout ça à coups de bulletins de vote. Où est le problème ? Il n'y en a pas. Les gens qui ne m'aiment pas ne votent pas pour moi et d'autres votent pour moi avec enthousiasme. Je ne veux pas caricaturer votre propos qui lui est tout en nuances mais il y a aussi des gens qui m'adorent. Je voudrais quand même que vous le notiez.

Certes, mais vos références à Robespierre, notamment, participent sans doute à en effrayer certains...

Les ignorants ont toujours plus facilement peur. Il faut voir d'où je parle. Quand je quitte le PS il y a quinze ans, la gauche en France est dans l'état dans lequel était la gauche italienne avant sa destruction définitive. C'était la plus puissante gauche d'Europe, la plus belle, la plus inventive. Le Parti communiste italien et même les sociaux-démocrates étaient flamboyants. Sans oublier les radicaux qui, eux, étaient lumineux. En même pas dix ans, plus rien. Terminé. Aujourd'hui, c'est le mièvre parti démocrate qui succède à tout cela. Pour moi, ces événements ont été un déclencheur, ils ont confirmé que le mouvement socialiste, en choisissant de s'insérer dans la mondialisation libérale, se condamnait à mort. Parce que le socialisme démocratique était pétri de compromis social et que, pour la première fois de son existence historique, il se trouvait en face du capital financier qui ne fait pas de compromis. Progressivement, les grandes social-démocraties de l'Europe du Nord se sont effondrées.

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Donc quand je sors du PS, j'ai la certitude qu'il faut tout reprendre à zéro. On réorganise, on repense, on cherche dans la société les propositions qui permettent de rompre avec le système. On emprunte d'abord beaucoup aux associations, aux syndicats... Et nous forgeons ce que j'ai appelé un programme de transition "l'avenir en commun". Il rompt avec l'Ancien Monde sans décrire précisément quel monde il fait naître, tout simplement parce que je n'en sais rien. Le monde collectiviste ? Solidariste ? A chaque étape, il a fallu faire entrer dans le débat public des idées qui en avaient disparu. Les mots qui se prononçaient n'étaient pas les nôtres. Dans les années 1990-2000, le mot capitalisme faisait sourire. A présent, c'est banal parce que tout cela a été remis à l'ordre du jour par les circonstances et par nous.

La conflictualité, c'est aussi vieux que la gauche : en brisant le consensus, on provoque de la conscience

Je voulais montrer notre pensée, sa permanence dans l'Histoire, pour cela, au début, j'évoquais les Lumières mais il ne se passait rien. Alors, j'ai commencé à citer Robespierre. Le grand détonateur. Vous dites Robespierre, Le Figaro titre aussitôt sur quatre colonnes. A l'époque, le coeur de notre stratégie, c'était la conflictualité. La conflictualité, c'est aussi vieux que la gauche : en brisant le consensus, on provoque de la conscience. Si on fortifie le consensus, on fortifie la résignation. Robespierre a été une manière de rallumer les consciences. Pour vous, ça ne veut rien dire, mais pour des gens de gauche, Robespierre est une figure qui a un sens énorme.

Mais pour d'autres, même de gauche, Robespierre est aussi l'homme de la Terreur.

Oui, à chaque fois qu'on dit Robespierre, on a droit à la guillotine. Les ignorants continuent à caricaturer ce personnage beaucoup plus complexe. Il porte le premier discours politique cohérent, humaniste, laïc, il déduit un système politique d'un raisonnement et non pas de Dieu. Le roi, lui, est roi par la grâce de Dieu et ce système politique découle d'un acte de foi qui fonde sa légitimité. Il n'y a pas besoin d'élection. A l'époque on dit de Robespierre que c'est la Déclaration des droits de l'homme "sur pattes". Mirabeau s'exclame à son sujet : "On ne peut pas parler avec lui, il croit à ce qu'il dit !" Imaginez quelle flatterie cela a été pour moi la première fois que j'ai ouvert la bouche à l'Assemblée et qu'un collègue a crié : "Revoilà Robespierre, on sait comment ça finit."

Je fais une grosse récolte de victoires sémantiques

Robespierre n'a commencé à choquer qu'avec l'effondrement dans le hollandisme de toute la fresque de gauche qui participait de la tradition nationale des Français. C'est tout ça qu'on a ressuscité. Et on continue ! Je fais une grosse récolte de victoires sémantiques. Quand on commence à entendre la planification écologique dans la bouche du chef de l'Etat libéral, le moins que l'on puisse conclure, c'est que c'est un emprunt. Mais si vous prenez mon vocabulaire, vous finirez avec ma grammaire. C'est quand même ça, le but de la bataille d'idées.

Vous êtes comme Margaret Thatcher en réalité ! Quand on lui demandait ce qu'était sa plus grande réussite, elle répondait : Tony Blair.

Sérieux ? (Il rit encore). Après 1981, puis quand nous avons perdu, je lisais beaucoup la presse et les articles théoriques de la droite pour comprendre comment elle analysait sa défaite. Elle estimait devoir sa défaite au fait que la gauche l'avait obligée à parler avec ses mots. A l'inverse à la fin des années 1980, nous ne pouvions pas penser et nous faire comprendre parce qu'il fallait parler avec leurs mots. La leçon est restée. Mon but est de faire en sorte que la vie politique se formule selon nos termes. Il n'y a rien de plus démocratique que cela, introduire des mots et faire adopter leur usage. Par exemple, aujourd'hui, j'entends qu'on veut faire de la "planification écologique", très bien. Mais de qui vient ce terme ? De nous. Planifier c'est une façon de nationaliser le temps long.

C'est-à-dire ?

Le temps long nous a été confisqué. Il est dominé par les rythmes du temps court, celui du marché et du profit. Nous allons donc nous le réapproprier. Et c'est au nom du temps long que le temps court sera dominé. Vous pouvez me lire sur le sujet dans mon livre L'ère du peuple. J'appartiens à la génération qui pense que l'on agit clairement quand on pense clairement. J'ai toujours agi dans un cadre théorique et conceptuel. C'est du Kant : "La pratique sans la théorie est aveugle". Je n'ai jamais cru aux soi-disant pragmatiques. Tout le monde agit selon des principes. Le président Macron lui aussi a placé son action dans le contexte d'une certaine vision du monde, qu'il a exposée et mise en oeuvre. Mais comme cela ne marche pas, il ne sait plus quoi faire.

Le personnage que nous avons en face de nous [NDLR : Emmanuel Macron] est absent. Son deuxième mandat devait être entièrement nouveau. Mais il fait une arrivée sur la pointe des pieds !

Il ne fait rien à votre avis ?

Le personnage que nous avons en face de nous est absent. Son deuxième mandat devait être entièrement nouveau. Mais il fait une arrivée sur la pointe des pieds ! Vous verrez que je ne me trompe pas et qu'il échouera. Parce que les fondamentaux lui échappent : c'est un vrai libéral. Pas par cruauté, mais il pense, à tort, que le marché va tout régler. Or, le marché crée le chaos.

Mais Macron, pour les libéraux, n'est pas un vrai libéral !

C'est vrai, il a dû faire volte-face pendant le Covid. Pourquoi ? Parce que le marché ne savait pas répondre au problème posé. Les libéraux n'ont pas tort quand ils estiment que le "quoi qu'il en coûte" revient à faire du super-étatisme. Il s'en vantait ! Il disait autour de lui qu'il avait fait quelque chose que même les Insoumis n'avaient pas demandé : nationaliser la main-d'oeuvre. Mais ça a duré deux mois, ça a coûté énormément d'argent, et il a mis l'ardoise sur le dos de la Sécurité sociale. Le capital aussi, il l'a arrosé de subventions. Mais à lui, on ne demande pas de rendre quoi que ce soit.

Vous louez le processus démocratique et proposez notamment d'introduire le référendum d'initiative citoyenne. Que feriez-vous si les RIC donnaient des résultats contraires à vos convictions ?

Le RIC comporte les mêmes inconvénients que n'importe quelle action démocratique. Toute la démocratie est faite de cette incertitude. Un président est élu : je ne supporte pas, il applique une politique que je déteste et qui m'use la vie parce que je passe mon temps à la combattre. Mais j'accepte le résultat du vote. En revanche, il faut faire très attention à toutes les formes dissimulées de mépris du peuple et de la démocratie. Penser que la démocratie est réservée aux gens qui savent parce qu'ils prennent les bonnes décisions, ça s'appelle l'aristocratie ou le suffrage censitaire - ce à quoi notre système ressemble beaucoup. J'admets qu'il y a des risques, pour les idées que je défends, dans le RIC. Mais c'est la démocratie. L'intervention du peuple n'est pas un problème pour moi, c'est la solution.

Je n'ai jamais cru à l'avant-gardisme, aux partis qui pensent incarner la conscience du peuple. Ma tradition intellectuelle est "mouvementiste", liée à tout ce qui s'exprime dans la société, il ne peut y avoir selon moi d'instance supérieure au pouvoir du peuple lui-même. Cela fait de moi un humaniste radical : je pense que l'être humain est le créateur de son histoire - ce n'est ni Dieu, ni le libre marché, ni le parti comme instance qui surplomberaient la légitimité populaire. Ce n'est pas toujours agréable à entendre pour certains de mes camarades, mais c'est comme ça pour moi.

Je ne raisonne pas comme Orwell qui était un dépressif et un vaincu. Je ne suis pas un vaincu

Vous dites qu'il faut faire attention aux formes dissimulées de mépris du peuple. Vous semblez avoir une vision presque idéalisée du peuple. La "décence commune" chère à Orwell existe-t-elle pour vous ?

Je ne raisonne pas comme Orwell qui était un dépressif et un vaincu. Je ne suis pas un vaincu. Orwell l'est parce que c'est un vaincu du POUM de la guerre d'Espagne. Mais il a une flamboyance intellectuelle extraordinaire quand il raconte la décadence bureaucratique du socialisme dans La Ferme des animaux et, dans 1984, ce que serait une société de contrôle permanent des gens un peu comme aujourd'hui. Après, il ne faut pas prendre une oeuvre de fiction pour un code moral. Donc non, je n'idéalise pas le peuple. J'ai produit une théorie qui dit que l'acteur social de notre époque est le peuple, et pas le salariat. Le peuple inclut le salariat, mais ne s'y résume pas.

Qu'est-ce que le peuple alors ?

Je pourrais en donner une définition par addition : les étudiants, les retraités, les ouvriers, les employés et ainsi de suite. Mais nous le décrivons autrement : par la relation sociale qui le lie au système économique. Ce qui le fonde, c'est qu'il a besoin des réseaux du collectif pour vivre, produire et reproduire son existence matérielle. Pas de vie moderne possible sans accès au réseau d'eau, à l'énergie, aux transports ou aux réseaux de santé. Vous allez me dire : c'est tout le monde ! Non, ce n'est pas tout le monde. Certains réseaux sont publics et d'autres privés. Certains n'ont pas du tout besoin des réseaux du collectif car ils se sont fabriqué leurs propres réseaux.

La tendance de notre époque est à la sécession des riches qui se créent leurs territoires et leurs moyens d'accès aux ressources nécessaires à l'existence. L'accès au réseau est l'enjeu des luttes contemporaines qui fondent le peuple comme acteur social et politique. Puis, nous faisons une description phénoménologique du déroulement des révolutions citoyennes dans le monde.

Phénoménologique ?

Une vue de l'extérieur. Quand le peuple se met en mouvement, le fil conducteur, c'est sa volonté de contrôler sa vie. On observe par exemple que plus la situation est grave, plus il y a de femmes. Pourquoi ? Parce que c'est la dernière ligne de résistance de l'organisation quotidienne de la société. Toutes les révolutions citoyennes commencent ou s'accomplissent dans une révolution féministe. Du Soudan, l'image que vous avez gardée, c'est une femme habillée en blanc montée sur un bus. La révolution libanaise commence avec des jeunes femmes partout. La révolution citoyenne chilienne, qui est la plus longue, débute par un conflit sur l'usage de l'eau, se poursuit par un conflit sur le prix du ticket de métro, et se prolonge dans une énorme insurrection pour les droits des femmes et se dénoue dans l'instauration d'une Constituante. Au coeur de la stratégie révolutionnaire de notre temps, il y a l'exigence d'une Constituante. Car c'est le moment où le peuple se fonde lui-même en définissant les droits qu'il reconnaît à chacun.

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Ne pensez-vous pas que le collectif peut, à partir d'un certain point, s'avérer oppressif pour un individu ?

Essayez d'avoir de l'eau, et vous verrez si c'est oppressif d'ouvrir le robinet.

Certes, mais où placez-vous la limite ?

Le réseau du collectif dont je parle, c'est ce qui permet de produire et reproduire son existence matérielle. La société nous préexiste. C'est le contraire de la thèse de Thatcher selon laquelle "la société n'existe pas, il n'y a que des individus".

Cette phrase est toujours citée hors contexte, Thatcher n'a pas exactement dit cela...

Elle a dit pire.

Cela vous arrive qu'on utilise des citations de vous hors contexte, non ?

Soit. Il y a les citations hors contexte de madame Thatcher. Mais Anthony Giddens [NDLR : penseur issu du parti travailliste et théoricien de la "troisième voie"), et je l'ai lu, c'était le Jiminy Cricket de Tony Blair, le partisan de l'individualisme le plus féroce qu'on puisse imaginer. Mais voyons : est-ce que le collectif est oppressif ? Bien sûr, c'est aussi sa nature. Pourquoi ? Parce que c'est lui qui reproduit la norme et la tradition, ces règles qui ne sont écrites nulle part mais que pourtant tout le monde connaît.

Mais ce n'est pas la tradition qui m'intéresse. Je ne suis pas homme de racines plongeant dans l'obscurité souterraine du passé, mais du feuillage tourné vers la lumière du futur. Mon collectif c'est celui des luttes qui émancipent. Et c'est normal qu'il y ait les deux dans une société parce que les deux sont vrais. On retrouve le conflit entre la gauche et la droite. Les uns disent : nous sommes pour la compétition tant que cela n'empêche pas la solidarité ; les autres disent : nous sommes pour la solidarité tant que cela n'empêche pas la compétition.

Quand on regarde votre électorat, cependant, vous n'avez pas la majorité chez les ouvriers. Cela vous déçoit ?

Je conteste ce fait. Il se trouve que j'ai été témoin de la période où la gauche avait une immense audience. A l'époque, quand je militais dans l'est de la France, dans le Jura, quand on était ouvrier, on votait majoritairement à gauche mais 30% des ouvriers votaient à droite. Aujourd'hui, Madame Le Pen y fait 35% du vote ouvrier. Que s'est-il passé ? Elle a bénéficié d'une dynamique. Dans la démocratie, la prime va à ce qu'il y a de plus dynamique et ce qui rassemble le plus, en particulier dans les milieux où les individus sont très isolés. Mais, il faut être honnête : cela n'a jamais été facile pour nous. Certains regrettent l'époque des grandes concentrations ouvrières ? Mais toutes les grèves étaient dures. Elles étaient réprimées. Il y avait toujours aussi des divisions entre les travailleurs. Cela reste compliqué. Parce que l'enjeu est la conscience du grand nombre. Si l'on ne votait que d'après sa condition sociale, il n'y aurait eu aucun gouvernement de droite dans toute l'histoire, parce que les plus nombreux, ce sont des gens qui n'ont rien à gagner à ce système-là. Et puis il faut cesser de sacraliser une classe particulière qui, tout à coup, trouve toutes les grâces aux yeux des commentateurs, parce qu'elle ne me suivrait pas !

C'est devenu plus difficile de gagner la partie dans le monde ouvrier compte tenu de la peur de la répression politique qui y règne

Par quoi remplacez-vous les ouvriers alors ?

Je renverse la question : comment se fait-il que nous ayons la majorité absolue dans les 1% de communes et de bureaux de vote les plus pauvres du pays ? Mes statistiques sont là : LFI est premier chez les personnes aux revenus de moins de 1000 euros ; premier chez les CDD ; premier chez les intérimaires ; premier chez les chômeurs. Nous sommes l'organisation politique dominante du peuple populaire. Dedans, il y a des ouvriers, mais pas seulement. Il y a des pauvres, il y a des gens qui n'ont rien et d'autres, beaucoup, qui sont écolos comme nous, qui étudient, ou qui sont à la retraite. Mais vous avez raison de dire qu'on n'a pas gagné la partie dans le monde ouvrier et c'est devenu plus difficile d'y arriver compte tenu de la peur de la répression politique qui y règne.

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C'est moins mal vu, dans le monde ouvrier, de voter pour le RN ?

Pour les patrons ? Évidemment. Si vous voulez, je vous emmène à la Peuge [NDLR : l'usine Peugeot], à Sochaux ou à Montbéliard, vous allez voir. Si vous êtes du syndicat maison, c'est parfait, vous faites carrière, si vous êtes à la CGT, accrochez-vous. Je pourrais citer des exemples de camarades virés de leur boulot parce qu'ils ont été candidats à LFI. Je ne veux pas surjouer la situation, mais vous rêvez si vous croyez que ce pays est doux pour les contestataires.

C'est même devenu un pays où l'on peut tirer au flash-ball dans la figure d'un manifestant, sans qu'aucun responsable ne soit sanctionné. Une fois, bavure, deux fois, grosse bavure mais 32 fois ? Un pays qui est dur dans la répression dans l'entreprise, dur dans la répression dans la rue. Ce n'est pas pour rien qu'à Hongkong, le pouvoir cite en exemple la police française. Elle a changé de doctrine. Ce n'était pas comme ça avant. On était le pays qui avait réussi à faire Mai 68 avec un mort seulement. On était considéré comme ayant la doctrine d'emploi de la force publique la plus efficace. Et maintenant, c'est l'inverse. On va tout réapprendre à zéro. On commencera par rétablir le code de déontologie de la police de Pierre Joxe. Je suis sûr que vous pensez que j'exagère. Mais non ! Dernièrement, on nous cherche des histoires parce que nous avons choisi comme candidate une infirmière qui a jeté une pierre sur les policiers. C'était la première manifestation des soignants après le Covid-19. Le préfet Lallement, s'est déchaîné : la nasse, le gazage général ! Et tout ce que retiennent nos adversaires, c'est que cette femme aurait jeté une pierre. Pas qu'un escogriffe de 1,90 m l'a traînée par les cheveux, ni qu'elle soit frappée au visage par un lâche. Non, ça, ce n'est pas un problème ! "Mais comment ? Elle a osé jeter un caillou ?" Indignation risible !

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Mais ce n'est pas le grand escogriffe dont vous parlez qui est capitaine...

Et alors ? Oui, je m'en prends aux donneurs d'ordre ! J'ai traité monsieur Lallement comme il devait l'être. Tout ce qu'il fait débouche sur de la violence. 32 personnes se font éborgner, pas une sanction ? Mais j'en déduis aussi que c'est une tactique de police. Il y a un problème qui se pose à nous tous, êtres moraux et républicains : est-ce qu'on est d'accord avec cette façon de faire de la police ? Non ! C'est un problème dans l'encadrement. Vous avez tout oublié.

Comment ça ?

Quand je fais le compte des morts pendant la crise des gilets jaunes. J'en compte dix dont neuf par accidents de circulation. Le premier, au bout de deux jours. La presse disait : "Il y a un mort, il faut tout arrêter", mais rien ne s'est arrêté, alors adieu le compte des morts. Mais il y a aussi tous les blessés du fait d'actions de police. Nous n'acceptons pas cette façon de faire du maintien de l'ordre. Il faut s'y prendre autrement, d'autres techniques de police existent.

Et puis il y a le principe philosophique de la responsabilité individuelle. Vous pouvez me faire ce que vous voulez, je ne vous tirerai pas dans la figure. Même si vous êtes mon ennemi, même si je suis payé pour vous tabasser, je ne le ferai pas. On ne tire pas les femmes par les cheveux, on ne donne pas de coups de pied dans la figure des gens à terre, ainsi de suite. Ce n'est pas parce que vous portez un uniforme que vous pouvez faire tout ce que vous voulez. Si ça ne vous plaît pas, il faut faire un autre métier. Avec le "devoir d'obéissance", il n'y a plus de morale, plus de philosophie, plus de responsabilité individuelle.

Retrouvez la deuxième partie de l'entretien >> "Jean-Luc Mélenchon : J'ai vu de loin le jardin de Matignon, il est mieux que celui de l'Elysée"

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